Un roman escarpé et taillé dans un granit noir

Romancière accomplie, Silvia Avallone est de retour avec «Cœur noir», un roman fort, intense et amer comme un ristretto, raide comme une grappa.

Elle raconte ici l’histoire de deux grands blessés de la vie qui, par des chemins tout aussi raides que détournés, ont choisi d’aller se terrer dans un hameau déserté d’un village oublié au fond d’une haute vallée perdue aux confins du Piémont. Ils voudraient panser leurs plaies, mais leur rencontre va d’abord mettre du sel dessus. L’histoire paraît simple, évidente peut-être, mais Silvia Avallone sait très bien la déconstruire pour mieux l’expliquer tout en la faisant cascader avec le débit furieux d’un torrent de montagne.

Entre Emilia Innocenti, qui porte si bien et mal son nom, et Bruno Peraldo, ours en hibernation du sentiment, se noue une liaison dévorante où l’amour le dispute à la souffrance. Ces trentenaires ont le cœur en lambeaux et portent chacun le poids accablant de leur part maudite. Un accident pour l’un et un passage à l’acte pour l’autre ont fracassé leur destinée, brisé leur enfance ou consumé leur adolescence. Leur vie d’adulte leur apparaît irrémédiablement compromise et leur vision du monde semble altérée à jamais.

Fresque
Mais, comme toujours chez Silvia Avallone, il s’agit aussi d’une grande histoire de rédemption et d’espoir. Un chemin qui passe d’abord par la culture, symboliquement et réellement. Emilia qui a étudié l’art possède aussi un coup de crayon magistral. Elle trouve à s’employer au village auprès du peu loquace Basilio pour travailler sur des fresques. À l’église locale, elle intervient sur un magnifique «Jugement dernier», méconnu mais digne de Giotto. Elle aura pour charge de rendre visible et lisible l’Enfer et le diable avant d’œuvrer au rafraîchissement d’une «Danse macabre» dans celle d’un bourg voisin. Sans oublier la restauration d’une statue de Vierge Noire. Ces labeurs minutieux sont en quelque sorte des étapes sur son chemin de croix. Un itinéraire tout aussi escarpé que le Stra’dal Forche, ce sentier difficile qu’il faut emprunter pour se rendre du village à leur repaire isolé. Quant à Bruno, en tant qu’instituteur d’une classe unique, il est dans la transmission du savoir. Il se nourrit aussi de littérature et de poésie et quête un éveil chez un élève en difficulté qu’il choisit d’accompagner. Mandelstam, Manzoni, Leopardi ou Dostoïevski apparaissent ça et là car la lecture apporte l’apaisement et l’évasion.

Ces deux déchirés, superbes de douleur, sont les piliers de ce roman qui se déploie lui aussi comme une fresque dont, page après page, le patient grattage compose finalement avec maestria un ensemble riche et complexe. Un tableau dessiné à la mine de plomb et à la pierre noire que traverse cependant une lumière oblique, presque céleste.

D’autre part, cette histoire palpite d’une sensualité bouillonnante, d’une sexualité volcanique, d’une liberté de mœurs naturelle, d’une féminité sauvage et d’un féminisme affiché. Pour Emilia et Bruno, l’épreuve des corps, violente et insatiable, constitue aussi le passage obligé qui doit conduire ces deux égarés à nouer leur destin, à consolider leur sentiment pour tenter de renouer le fil de leurs vies et de leur propre histoire. Pour eux, il s’agit d’abord de cicatriser.

Silvia Avallone. Photo Giovanni Previdi

Abrupt
Ceux qui connaissent l’univers de Silvia Avallone retrouveront un topos cher à la romancière. Celle qui est originaire de Biella aime ces villages des hautes vallées du nord qui connaissent l’exode rural et la déshérence. Sa bonne ville de Bologne, que l’on découvre ici dans les replis secrets d’un lieu d’enfermement. L’influence des réseaux sociaux qu’elle questionne souvent. Mais elle sait rompre le rythme de cette petite musique en introduisant ici Riccardo, un père bienveillant et amène qui contraste avec des figures plus ou moins défaillantes présentes dans d’autres de ses romans. Ce bourgeois de Ravenne qui assume avec courage et sans ostentation les drames de son existence a choisi de ne pas se cacher des événements et de toujours répondre présent aux appels de sa fille. Cette dernière finira même par comprendre et admettre sa modeste exemplarité.

Enfin, à travers une myriade de personnages secondaires: codétenues, professeures, éducatrices, elle donne aussi à réfléchir sur le jugement, l’enfermement des mineurs et le poids de la condamnation.
«Cœur noir» est le cinquième roman de Silvia Avallone. Tout aussi stylé que les précédents et sans chute de tension, il est sans doute le plus abrupt et le plus ténébreux. Le plus granitique et le plus farouche, le plus furieux et le plus enragé car il nous dit que lorsque l’on ne se perçoit pas autrement que comme un laissé-pour-compte, il est dur de croire en soi en dépit du regard de l’autre. C’est comme si Silvia Avallone agitait sous notre nez, d’un geste fier, le miroir de nos peurs.

Une phrase: «C’était la chose qu’elle voulait le plus depuis des années: baiser avec un homme. Et moi avec une femme en éprouvant du sentiment pour elle. On s’était trouvés. Elle l’aurait fait avec n’importe quel homme qui aurait habité en face. Et moi avec n’importe quelle fille arrivée pour mourir là ou je m’étais enterré.»

«Cœur noir», par Silvia Avallone, Éditions Liana Levi, 448 pages, février 2026

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.